sur la pratique de la marche

Publié le par Raf

On peut souvent mieux comprendre l’histoire de la philosophie en regardant de plus près la pratique de ceux qui l’ont écrite. Les écrits, ce qu’il reste, parlent en fait moins, et surtout moins bien, que les pratiques. L’écrit pose le problème de la traduction, de la transmission, mais surtout du choc épistémologique, de la différence fondamentale de connaissance entre celui qui envoie le message et celui qui le reçoit. Ainsi il est difficile et vain de lire les philosophes de l’antiquité sans comprendre ce qu’est le monde antique, les valeurs et pratiques antiques. Mais on peut dire que l’histoire de la philosophie est traversée par des courants transhistoriques, comme celui fondamental du statisme et du dynamisme, opposition initiée par le concept d’Etre de Parménide, et celui du Mouvement d’Héraclite. Rappelons rapidement cette opposition.

Pour Parménide, dont Platon s’inspirera beaucoup par la suite, l’Etre est immuable, inchangeable, éternel. Le temps n’a aucun effet sur lui. De fait le temps n’est pour Parménide qu’une illusion. Si nous sentons le changement, c’est de fait que nous n’avons aucun accès à l’Etre par nos sens, mais plutôt par le langage et le concept. Les sens nous font croire au changement mais nos concepts nous apprennent l’éternel et l’identique. Il faut bien comprendre que chez Parménide la réalité du « dit » est bien supérieure à la réalité du « senti ». On peut déjà voir la tradition idéaliste s’installer.

Pour Héraclite, tout change sans cesse. Selon la célèbre sentence du philosophe, « on ne marche jamais deux fois dans la même rivière ». Le temps et l’espace sont deux dimensions d’une inépuisable combinaison de faits. Nous pensons l’identité mais nous sentons le changement. L’utilisation du « logos », du langage et de la logique pervertit nos conceptions et nous amènent à la fausse conception de l’Etre. On comprend dès lors ce qu’est la tradition sensualiste : la réalité du « senti » dépasse de loin celle du « dit » et du « pensé ».

 

En fait, ces deux courants, le statisme et le dynamisme peuvent être symbolisés par la pratique que les philosophes font de la marche. On peut décrire des opposés et des cas limites. Que penser de la pratique de Platon qui marche dans les rues d’Athènes avec pour but d’arriver à l’Académie, un lieu bien identifié et statique, puis philosopher uniquement à cet endroit ? Que penser de son persiflage contre des sophistes itinérants ? Que penser d’un Nietzsche qui marche plus de quatre heures par jours et qui affirme que « toute philosophie qui n’a pas été conçue, réfléchie en marchant est douteuse » ? Il y a évidemment la même opposition que celle qui existe entre les pensées présentes dans leurs écrits. On peut donc émettre l’hypothèse que la pratique de la marche d’un philosophe est extrêmement importante pour comprendre sa pensée.

Ainsi, sous la même dénomination d’ « hédoniste », un Aristippe de Cyrène et un Epicure s’opposent en tout point dans la pratique de la marche, du mouvement, ce qui mènera à la distinction entre le plaisir cinétique, le plaisir dans le mouvement, et le plaisir catastématique, le plaisir par l’absence de trouble, la fameuse ataraxie. Aristippe pratique la philosophie aussi bien sur la place publique que dans un bordel, en dansant sur les tables, en voyageant autour de la Méditerranée, quand Epicure construit un refuge, le Jardin, où il s’isole d’un monde trop mouvant pour son corps endolori. Bien sûr la marche nécessite un corps en pleine santé, et il est d’autant plus facile de comprendre que la pratique de la marche, donc de la pensée dépend ici encore du corps du philosophe.

Mais encore, un Kant et un Thoreau, qui sont parfois réunis sous la même dénomination de « transcendentalistes », s’opposent fondamentalement sur leur pratique de la marche. Le philosophe de Konigsberg fait tous les jours de sa vie la même promenade, se meut dans un univers constant. Kant est un marcheur, mais l’inconnu lui fait peur. On comprend dès lors mieux sa réticence à tirer toutes les conclusions de sa philosophie, « à dynamiter la métaphysique occidentale », Dieu et la « chose en soi ». Thoreau quant à lui pratique la marche comme on pratique la vie, il ne fait que marcher hors des sentiers battus, tracer de nouvelles voies dans sa forêt adulée. Il marche parfois dans le noir total de la nuit, effrayé mais ravi, car il apprend à se déplacer sans avoir recours aux moyens traditionnels de repérage. Ce qui importe ce n’est pas de trouver son chemin mais plutôt de le perdre, et s’abandonner au nouveau, à l’inconnu, à l’incommensurable diversité de la nature.

La marche bien sûr c’est le symbole de la vie. On avance toujours, que ce soit dans les sentiers bien connus, ou dans les sentiers nouveaux. On marche comme on vit et on pense comme on vit. Les diverses pratiques de la marche sont autant d’occasions de détecter la diversité des modes de vie, des approches du monde et du mouvement. Bien sûr, par souci pédagogique, on peut cristalliser des pratiques sous des ensembles comme le statisme et le dynamisme, mais derrières de telles appellations se cache l’extrême diversité, la subjectivité de chaque pratique de la marche, et l’unicité de la rivière dans laquelle on marche. Il n’y a plus de mots, plus de logique, plus de langage, plus d’identité quand on marche. Un arbre devient cet arbre, de l’eau devient cette eau. La vie devient cette vie, la mienne, que je ressens et dans laquelle je marche constamment vers l’inconnu.

Publié dans subjectivité

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M
Très beau texte. Merci Raf!
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